Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’entrée au Panthéon de l’ancien ministre de la Justice Robert Badinter le 9 octobre 2025. Il présente une série d’entretiens réalisés peu de temps avant le décès du ministre le 9 février 2024, date même de l’arrestation de Simon Badinter quatre-vingt un ans plus tôt, le 9 février 1943.
À travers ces entretiens apparaît un parcours et un destin extraordinaire de la Ve République mais aussi un récit juif à travers le XXe siècle. Badinter y célèbre la vie dans les heures les plus sombres de l’histoire.
L’amour d’une France empreinte de liberté
Robert Badinter naît à Paris en 1928 de parents tout juste naturalisés. Simon Badinter et Chifra (Charlotte) Rosenberg sont tous deux des Juifs originaires de Bessarabie. De milieu très modeste, ils arrivent en France avec la volonté d’accéder à une vie qui leur était fermée en Russie. Idiss, la grand-mère maternelle, naît en 1863 dans un shtetl pauvre de Bessarabie. On y vit avec la peur de plus en plus accrue des pogroms: en 1905, des boutiques juives avaient été pillées et des villages entiers brûlés. Le désir de fuir se fait évident : on ne garde aucune attache de cette vie. Face à cela, la France est vue comme un modèle de liberté particulièrement attirante pour les Juifs : en 1906, la République donne publiquement raison à un Juif, Alfred Dreyfus ! En Russie, Simon, scolairement excellent, se voyait refuser automatiquement toute médaille parce que Juif… La France est aussi un modèle de culture et de lumière pour ces Juifs russes cultivés qui lui vouent une profonde vénération ; la naturalisation est donc une étape à part entière de la vie de Robert Badinter, même avant sa naissance.
L’école de la République
Pour autant, la vie en France n’a rien à envier à la Russie. La difficile intégration de la famille n’est pas facilitée par leur connaissance approximative de la langue : Simon poursuit son commerce de fourrures qu’il possédait en Russie et les frères de Charlotte (Avroum et Naftoul) obtiennent un métier de chiffonnier qu’ils arrondissent de petits boulots. Un long chemin reste à parcourir jusqu’à la place Vendôme ! Cette ascension sociale sera rendue possible grâce à l’instruction. Idiss, qui ne parle pas un traître mot de français, pousse ses enfants à la réussite scolaire dans tous les domaines. C’est l’école qui permettra une véritable intégration : Robert et son frère Claude apprennent le français, l’histoire de la France, sa culture…. Durant toute la période de l’occupation, malgré les déplacements fréquents et le danger, les deux frères continueront d’être scolarisés un peu partout dans le pays.
L’arrivée des Allemands et de la peur
Comme beaucoup de Juifs à ce moment, les Badinter ne se sentent pas tout de suite en danger. Badinter garde le souvenir des Allemands victorieux qui entrent à Nantes et des troupes françaises et anglaises qui se retirent. Mais bientôt, Pétain, admiré par la grande majorité des Français, prend plus de place en politique et des lois contre les Juifs sont très vite installées. S’en suivent les arrestations et les rafles, les Juifs sont internés dans des camps de transit comme Drancy avant d’être déportés. Ce contexte crée une inquiétude croissante dans toutes les familles juives, les Badinter ne sont pas exclus. On ne sait pas bien au début ce qu’il se passe, l’inquiétude sera d’autant plus grande pour Idiss, incapable de lire les journaux ou d’écouter la radio, à qui les voisins racontent les rafles et qui voit dans les rues des caricatures anti-juives. La décision de fuir en zone libre se prend assez rapidement, après son invasion il faudra envisager de quitter la France. Idiss, malade, reste à Paris avec l’oncle Naftoul et y décèdera. Naftoul sera lui dénoncé par un voisin et arrêté puis déporté. Ce voisin avouera plus tard avoir simplement voulu récupérer ses meubles. La grand-mère paternelle de Robert Badinter est elle aussi arrêtée à Paris par la police française. Malade, elle est transportée en brancard jusqu’à Drancy, ses voisins sortent protester contre son arrestation, en vain. Elle mourra quelques jours plus tard dans les trains de déportation.
Vivre sous la menace, malgré la menace
Passer en zone libre est un voyage très long et dangereux : en descendant du train jusqu’à Tours, ils doivent traverser des champs durant la nuit entière, dans le froid et avec l’aide de passeurs. Charlotte est seule avec ses deux garçons et doit rejoindre Simon à Lyon. Lorsqu’elle demande à un contrôleur la possibilité pour ses enfants de rentrer pour se réchauffer, on lui répond que ses “petits youpins, ils n’ont qu’à crever”: la haine antisémite n’a pas échappé à la zone libre. Là-bas les enfants sont scolarisés dans un lycée à Lyon. L’ambiance y est très différente de Paris: l’image de Pétain est toujours présente, mais elle est aussi plus contestée. Badinter raconte qu’alors que les élèves entonnent “Maréchal, nous voilà” tous les matins avant les cours, les derniers rangs ajoutent très vite aux paroles des moqueries, et n’en sont pas réprimandé par les adultes. Bientôt, en novembre 1942, la zone libre est elle aussi envahie par les Allemands, fatigués par les difficultés rencontrées sur le front Est, et la traque recommence.
Le 9 février 1943, Simon Badinter est arrêté lors d’une rafle des locaux de l’UGIF (qui s’occupait notamment de faire quitter le pays aux Juifs via la Suisse) avec 86 autres personnes. Son fils est présent au moment des faits mais réussira à y échapper. Sa famille vit alors dans la peur, il faut dormir avec des sacs près en cas de rafle. Malgré l’incertitude et l’angoisse, la vie se poursuit. L’espoir persiste de retrouver leur père : on ne sait alors rien de la déportation, on entend simplement des rumeurs sur des camps de travail à l’Est dont les conditions sont très difficiles mais dont il serait possible de revenir. Durant tout l’été, les enfants vivent assez librement, presque insouciants ; le soir seulement revient l’angoisse. Ils ne sauront que plus tard qu’il était mort depuis des mois : déporté à Sobibor le 25 mars 1943, il y est décédé le 27.
Cognin et la Libération : l’autre face de la France
La famille trouve refuge à Cognin, village de Savoie, et y demeure jusqu’en août 1944. Les habitants ne posent pas de questions sur cette famille qui vit en retrait et dont on remarque l’absence de père, et vont même l’aider. Cette période est restée dans la mémoire de Badinter comme une période de profonde liberté, qui n’est plus limitée par la peur. Il faut tout de même être précautionneux : leurs fausses identités ne résisteraient pas à une recherche approfondie des Allemands, et il ne fallait surtout pas révéler leur judéité ; pour autant, ils vivent des moments tout à fait agréables.
Vient la libération de Chambéry en août 1944, toute une jeunesse exaltée brûle d’y participer. Des lieux de ralliement sont créés un peu partout ; par crainte d’une contre-offensive allemande, on enrôle précipitamment les lycéens et ouvriers, les frères Badinter sont mobilisés comme résistants pour quelques heures et sont tamponnés “juifs”. S’ensuit l’arrivée triomphante des maquisards et résistants dans la ville et un défilé auquel participent les deux jeunes frères.
L’après-guerre et la difficile réintégration
Avant même la libération complète de Chambéry circulent des listes de noms de collaborateurs ; il y a une volonté de se venger et d’en découdre avec les collaborateurs, les femmes sont tondues. Pour autant, les anciens schémas demeurent : de retour à Paris, la famille se voit refuser la propriété de leur ancienne maison, attribuée à un collaborateur, car celui-ci l’a acquise légalement. Lorsqu’ils précisent que le mari a été déporté, on leur répond que “ce détail n’intéresse pas le tribunal”.
La fin de la guerre annonce en effet le début de la désillusion et d’une période alternant entre espoir et renonciation quant au retour de leur père. La famille se rend tous les jours à l’hôtel Lutetia où sont rassemblés les déportés de retour des camps. Les familles affluent pour tenter de retrouver leurs proches ou essayer d’obtenir de leurs nouvelles par ceux qui sont revenus. Badinter se souvient du désespoir ressenti lorsque les réponses sont systématiquement négatives.
Un récit actuel
D’autres passages de la vie de Badinter sont relatés dans ces entretiens : ses études de droit, sa rencontre avec F. Mitterrand, son mariage avec Elisabeth, et évidemment son combat contre la peine de mort. Ils font également rejaillir le plus sublime de la littérature française, à travers l’un de ses plus grands amoureux.
Plus qu’une simple histoire juive de la sombre période qu’est la Seconde Guerre mondiale, ce récit porte en lui la mémoire juive toute entière et ses spécificités. Badinter évoque le miracle de la survie juive à travers les siècles : « L’Egypte ancienne est tombée. Athènes est tombée. Rome est tombée. Et le peuple juif est toujours là, seul survivant de l’Antiquité » (p.67). Les événements tragiques qui ont émaillé l’histoire juive, tels que la Shoah, n’ont pu remettre en cause cette pérennité exceptionnelle ; il en va de meme avec l’antisémitisme actuel.
Tsipora Vaniche, Lycéenne en Terminale à Paris
