Mon histoire, celle de mon père. Ce que j’ai vécu …
Témoignage recueilli par correspondance et entretiens téléphoniques, du 21 Octobre 2023 au 22 février 2024.
Je suis née le 12 Mars 1935 dans le IVème arrondissement de Paris et je passe mon enfance dans le XIème arrondissement au 5ème étage du 127, Rue du Faubourg Saint Antoine. J’ai 6 ans et demi lors de la grande rafle du XIe, le 20 Août 1941. Deux gendarmes français arrêtent mon Papa, Marcel Nissim Schenkermann. Un des gendarmes souhaite également emmener mon frère Claude, né le 16 Septembre 1925. Mon père leur demande de lui montrer leur liste : « Il n’y figure pas, vous ne l’emmenez pas ». Ma mère, Tzina, s’aperçoit qu’il n’a pas pris son pardessus. On se précipite au commissariat Sainte Marguerite, mais il est déjà parti en bus (en direction du Camp de Drancy- NDLR). En plus de mon père, sont arrêtés ce jour-là mon oncle maternel Yone (le mari de la sœur ainée de ma mère), et son fils Joseph, alors âgés de 20 ans. Mon oncle et sa famille vivaient au 3e étage. Mon oncle, aussi, était pourtant bien intégré. Durant la guerre de 14-18, il décide de s’engager comme volontaire : « J’arrive dans un pays qui m’accueille, il est en guerre, je m’engage » me racontait-il enfant. Il finit soigné au Val de Grâce pour une grave plaie à la jambe qui l’a handicapé durant des années, jusqu’à son départ. De ce jour, le drame s’installe dans ma famille, et pour moi.
Je garde en moi le souvenir vivace de la foule en face, sur le trottoir du XIIème, qui regarde ces arrestations comme on regarde un spectacle. Parmi eux, certains juifs regardant passivement ceux du XIème se faire arrêter. Ces arrestations et leurs brutalités marquent à jamais la gamine qui, toute petite, avait pour habitude de monter et descendre ces escaliers du 127 entre nos deux familles.
Lors de nos visites au Camp, je revois mon père de loin à quelques occasions. On y dépose du linge, on en reprend. Papa est « chef d’escalier » du 9, Bloc 2, Chambre 14. De Drancy, nous recevons une enveloppe déposée par quelqu’un chez notre concierge, et contenant quelques lettres facilitées par des gendarmes qui ont sans doute pitié. De quoi d’autre peut-il s’agir ? Elles sont destinées à notre famille et à d’autres familles du quartier. A Drancy, mon père est devenu ami avec le père de Serge Ziboulsky (Note : le frère de notre Vice-Présidente Micheline Baron). Coïncidence ou providence, mon frère Claude et Serge se connaissent du Lycée Arago de Paris. Claude se chargera d’amener ces lettres, notamment aux Cario, qui habitent Rue Keller et à Serge Ziboulsky et à sa maman Marguerite, qui habitent alors Rue de Charonne. Voyant que Claude approche des 16 ans, Papa et le père de Serge souhaitent que les garçons partent à Lyon dans la famille Ziboulsky (chez sa cousine Alice Ziboulsky Cohen). Avant le départ, Papa écrit une dernière carte très émouvante à mon frère Claude, qui passe sa première partie du baccalauréat, et où il acte notamment qu’il ne connaîtra pas son résultat, mais que d’autres amis à lui l’aideront à Lyon. Il s’agit d’amis de Roger Weill, que Papa a rencontré au Camp de Drancy et a fait sortir de prison en amadouant les gardiens. C’est pour remercier Papa que Roger lui a écrit une anagramme, préservant ce souvenir et le lien tissé entre eux.
Ce sont les dernières nouvelles que nous avons de Papa. Maman recevra peu de temps après une carte envoyée à Papa, retournée avec pour motif : « Transféré au Travail ».
Ayant appris sa déportation un peu avant, les cheveux grisonnant de Papa sont devenus tous blancs. Peut-être que je tiens de lui mon extrême sensibilité. De manière similaire, le 21 Août, le lendemain de la rafle, une mèche de cheveux blancs m’apparaît sur le côté droit. Puis un psoriasis, sur mes coudes et genoux. Psoriasis que j’ai conservé jusqu’à aujourd’hui et qui réapparait encore lors des dates d’arrestation, de déportation, mais aussi lors des concours ou examens des enfants. Je sais que beaucoup de personnes sensibles ont développé ce genre de réactions. Me prendre mon Papa à cet âge, je ne m’en remets pas. Mon petit-fils Alexandre me dit que je mourrai avec ce traumatisme. Celui de la séparation d’avec mon Père, mais également l’inconnue et les conditions de sa disparition. Je ne peux que tout imaginer.
Une fois Papa déporté, il est devenu impossible de rester sur Paris et Maman m’informe que nous partons sur Lyon pour rejoindre Claude. Nous quittons notre appartement en emportant peu de choses. La veille de notre départ, une voisine qui a les clés d’un atelier de menuiserie nous dit d’y aller dormir, les rafles se faisant de plus en plus nombreuses autour de nous. Nous passons la nuit sur les copeaux avant de nous rendre à Lyon, en zone libre.
Je ne sais toujours pas comment Maman a fait pour nous permettre de nous échapper par le train. Toujours est-il que nous arrivons au passage à niveau qui détermine la zone libre. Elle me dit de passer devant. Je suis la première à payer le passeur avec l’argent que Maman gardait à même la peau. Nous n’étions pas les seules. J’ai le souvenir également d’un groupe de femmes et d’enfants juifs fuyant comme nous vers la Zone Libre. Une fois passés la ligne de démarcation, on se rend dans un hôtel pour dormir avec ces autres femmes et enfants. Il ne restait plus de chambre, on dort dans une baignoire. Le lendemain, au moment de partir pour rejoindre Lyon, notre groupe tombe sur des gendarmes qui vérifient nos papiers. Comme Maman avait une carte française, on nous laisse partir. Mais les gendarmes ne veulent pas laisser partir les femmes qui n’avaient pas de papiers français. Je me rappelle comment ce groupe de femmes a alors tenu tête aux gendarmes, mêlant frousse et force intérieure : « Nous sommes partis en train ensemble, on ira à Lyon ensemble ». Ce qu’elles ont réussi à obtenir.
A Lyon, nous habitons dans le quartier de la Croix-Rousse, au 12 Rue Lemot. Claude y passe son baccalauréat et travaille dans une banque grâce à un contact de M. Roger Weill. Mais Lyon n’est pas épargnée par les arrestations et par les déportations. Inquiète, Maman dit à Claude « On va sauver Lulu ». C’est comme cela que Claude m’amène en Saône-et-Loire, chez Madame Jaguot Lachaume, une amie de la coiffeuse qui garde des enfants. Nous étions quatre alors. Bien sûr, on m’a bien recommandé de ne pas révéler être juive. Nous avons même établi un code pour nos lettres : « Si tu es bien, tu me dis « je suis très très bien ». Sinon, tu me dis seulement « je suis bien ». Nous sommes près d’une grande forêt, un environnement qu’un groupe de maquisards décide d’investir afin d’y monter un hôpital. Rapidement, j’assiste au parachutage de matériel et d’armes. Parmi eux, deux me disent « tu es juive, comme nous ». Je leur réponds que je ne suis pas juive, bien sûr. Comme je garde les chèvres, une après-midi je m’assois sur des pierres, et une vipère me mort en haut de la cuisse gauche. J’ai à peine huit ans passés, mais j’oblige trois maquisards à m’amener chez le médecin pour la piqure anti venin. Avant ça, prête à recevoir une entaille en croix sur la morsure avec leur canif, ils finissent par me prendre de mon urine pour l’asperger. En voiture, entourée de ces maquisards et de leurs mitraillettes, je me rends compte que je les mets en danger. Mais la situation va changer.
Dès la libération de Lyon, Maman dit à Claude « Va chercher Lulu, on rentre sur Paris, Papa va rentrer ». Je me souviens de cette longue route bordée de Noyers qui menait à la ferme et la joie de revoir mon frère, et de partir avec lui retrouver Maman. Maman, qui elle, pleurait tout le temps l’absence de Papa, au point de devoir être soignée à l’Hôpital des quinze-vingt, une fois de retour à Paris, au 127. C’est que le contexte reste lourd. Nous avons pu récupérer notre appartement mais il avait été entièrement vidé. Maman me raconte aussi qu’avant d’avoir quitté la Rue Lemot, la purge des collaborateurs a commencé. Elle se retrouve prise à partie par l’un d’entre eux. « Voyez cette dame, je ne l’ai pas dénoncée. Je savais qu’elle était juive, mais j’ai eu pitié ».
Bien sûr, Papa n’est jamais revenu. Il faudra attendre le 24 Octobre 1946 pour avoir confirmation du décès de Papa. Conviée à la Mairie du XIème arrondissement, Maman est informée que Papa est décédé le 24 juillet 1942 à Auschwitz, en Pologne. Ils ont trouvé des listes. Je trouve une infime consolation à la savoir parti rapidement. Disons quoi ? 3 jours de train pour le Convoi 3 parti le 22 Juin et arrivé de 25 Juin 1942. Décédé le 24 Juillet ? Soit un mois. Dans cette horreur, je me dis qu’il est sans doute bon que ses souffrances n’aient pas duré trop longtemps.
Réinstallée à Paris, je vais à l’école primaire Rue Saint Bernard. Dans la cour, les enfants nous disent « Retourne dans ton pays ». Je réponds : « C’est ici mon pays ». Je suis bonne élève, pas moins de 15 de moyenne. C’est que Maman est exigeante. Ma mère travaille chez le tailleur du Faubourg. A force de confectionner des pardessus noir et bleu marine, elle développe des problèmes oculaires. Ses yeux sont collés tous les matins. Je lui dis alors vouloir apprendre un métier et vouloir travailler le plus vite possible. Je prends la décision de ne pas aller au Collège, et le signifie clairement à l’institutrice et à la Directrice : « Je ne veux pas me lancer dans des études, je veux travailler tout de suite » Mes propos ont dû les marquer car ce sont ce qu’elles répètent à Maman lorsqu’elles décident de la recevoir pour en discuter.
Par la fille d’une de nos voisines, je découvre un établissement à Saint-Mandé, qui prépare à être comptométrice et sténo-dactylo en un an. A la fin de mon année, alors âgée de 15 ans et demi, je suis l’une des premières à me présenter au Service Paie de Japy Frères à Arcueil, le 4 Juillet 1950. Je passe un essai rapide qui s’avère concluant. Ils me disent « Vous êtes prise. Soit vous commencez tout de suite, soit demain, mais de toute façon, on vous règle la journée ». Tellement contente, je dis que voudrais bien l’annoncer à ma Maman. Pendant 7 ans, et jusqu’à fin juillet 1957, je travaille et monte les grades. Et voilà comment je suis passée de Comptométrice à Pointo-Comptable Payeur. Ce travail me permet d’aider pécuniairement et de soulager Maman, qui travaille moins d’heures. J’y rencontre aussi mon mari Michel, qui travaille alors à la chaudronnerie de l’atelier aviation. Nous nous marions, et construisons une maison pour y fonder une famille. Mon mari Michel s’y est beaucoup investi. Nous avons deux filles, Sylvia née en 1962 et Maryse, née en 1972, dont la chevelure rappelle celle de Maman, très brune presque noire, comme une Italienne.
Des années plus tard, je continue de porter en moi cette histoire. La douleur des pogroms qui nous ont touchés, et qui font écho aux pogroms de Bessarabie, ayant touché mes grands-parents quelques années plus tôt.
Anagramme Marcel SCHENKERMANN
Drancy, le 4 Mars 1942 – Signé Roger WEILL
A la prison, l’auteur de ce crime si noir !!
Repens-toi quinze jours, scribe, au fond de la tôle !
Car, ici, point ne faut de lettres sans contrôle !
Et Pandore ayant dit et jugé sans appel,
Las, je fus en prison
… Alors parut Marcel,
Salut à toi, Marcel, Marcel ô Capitaine,
Chef d’escalier du « Neuf » aux grâces souveraines.
Habile et convaincant, tu fus un enjôleur.
Et miracle inouï, tu fléchis la rigueur,
Native et naturelle au cœur des trois gendarmes.
« Kekséksa » pensai-je voyant des clés, des armes …
Eh, « lève-toi couillon » dit-on « ave l’accent »
Retourne vite au « Neuf ». Et trébuchant, glissant
Mais courant sans arrêt, je regagnai ma chambre
A l’escalier fameux, dont le plus digne membre
Nul de le niera, c’est Marcel Schenkermann
Notre Marcel, qui jamais ne nous laisse en panne