Eliezer Eskenazi, déporté par le convoi numéro 3 du 22 juin 1942

Témoignage: Mireille Marie Tordjman

Je suis née le 30 août 1932, dans le XIe arrondissement parisien. Mon père Eliezer Eskenazi était forain et ma mère Zelda Behora Perez était couturière. Ils étaient d’origine turque, de classe sociale moyenne. Mon père venait d’Aydin et ma mère d’Izmir. Eliezer était arrivé en France dès 1928 pour rejoindre un de ses amis, Léon, le frère de Zelda, son futur beau-frère. Ils avaient pour habitudes de se retrouver au café « Le Bosphore », Rue Sedaine, lieu de rassemblement des Turcs. C’était aussi le quartier du « blanc », du linge de maison. La main d’œuvre y était tellement recherchée, qu’il y avait une bourse du travail au noir.

Zelda, la sœur de Léon, gagne la France en 1927. On lui présente Eliezer et ils se marient en 1930, à la Maire du XIXe arrondissement. Après moi, naissent mes frères Michel Salomon, en avril 1936, et Maurice Joseph, en juin 1939, tous deux à Amiens. Marcel Haïm, le benjamin, naîtra plus tard, au printemps 1942, à Paris, dans le XIXe arrondissement sans que je ne puisse vraiment partager ses premières années.

En 1939, la guerre est déclarée. Eliezer s’engage volontairement, avec ses copains, pour servir la France. À cette époque, nous vivions à Amiens, au 23, Rue des Bouchers. Eliezer est à l’armée et je suis une enfant malade, pleurant souvent l’absence de mon père. Par un courrier attestant de ma maladie, mon père obtient une permission et nous rejoint à Amiens, en 1940.  Mais c’est alors que l’exode nous frappa. En conséquence des bombardements intensifs des Allemands, nous voilà dehors, traversant la ville en feu, marchant sur des fils électriques, sur des gravats, suivant la colonne des réfugiés. Nous sommes arrivés à la gare de Beauvais, dans l’Oise, à environ 35 km d’Amiens. A Beauvais, nous avons pris un train dans l’espoir de rejoindre la Bretagne. Mon père après avoir nous avoir installés dans le train regagnera son régiment à Barcarès, dans les Pyrénées orientales.

Quelques mois plus tard, nous sommes retournés sur Amiens via Paris pensant à terme retrouver notre père. Je me souviens avoir rejoint la Gare du Nord depuis la Gare Montparnasse, avec Maman et mes deux frères. Une fois arrivés dans une Amiens désertée, nous ne trouvions pas de logement et nous étions hébergés dans un centre d’accueil où nous couchions sur de la paille le soir venu, avec très peu de nourriture. Ma mère, Zelda, recherchait un logement tous les jours. Jusqu’à ce qu’un jour, elle entendit un de leurs amis, Monsieur Blanquart, l’interpeller dans la Rue : « Zelda, Zelda, Où vas-tu ? ». Monsieur Blanquart, et son épouse Denise, nous hébergèrent chez eux d’abord, puis dans une maisonnette située au 5, Rue d’Angoulevent.  Fait prisonnier, puis démobilisé, mon père, nous retrouva avec l’aide de la Famille Blanquart. Durant l’hiver 1941,  mes parents décident de revenir sur Paris où ils retrouvent, Léon, et leurs amis de la Rue Sedaine.

Judenstern, arrestations, et dénonciations

Le 20 août 1941, ce fut la seconde rafle de Paris, dans le XIXe arrondissement. Mon père fait partie des près de 5 000 hommes arrêtés, détenus au commissariat puis envoyés au Camp de Drancy puis à Auschwitz. A ce moment précis, je suis en vacances, pour la première de ma vie, à Saintes, au Sud de la Rochelle, avec un ami de mon père. Quelques jours plus tôt, avant de partir, mon père me taquina « Tu ne me dis pas au revoir? ». C’est la dernière fois que je l’ai embrassé et je ne l’ai plus jamais revu.

Je garde en tête un souvenir précis de l’occupation et de la guerre à Paris.  J’étais une enfant quand je porte l’étoile jaune pour la première fois. Et c’est avec ce regard d’enfant que je me souviens du regard méchant des gens autour de moi, et de l’interdiction qui nous est dorénavant faite de nous rendre dans les jardins publics. Ils étaient interdits au Juifs! Nous habitions, alors, au 7 impasse des Trois Sœurs, dans le XIXe arrondissement de Paris. C’était une période de restrictions, de manque de nourriture, de débrouille. A partir de ce moment, malgré mon jeune âge, je suis devenue une adulte.

Eliezer est détenu à Drancy jusqu’en juin 1942. Il est déporté à Auschwitz, par le convoi n° 3 du 22 juin. Nous avions essayé à plusieurs reprises de le voir  au bloc numéro 4. Mais ma mère seule n’a réussi qu’à l’apercevoir au travers d’un carreau. C’est par courrier que mon père a appris que Zelda était enceinte de leur quatrième enfant. Avant qu’Eliezer ne soit déporté, Zelda a réussi à lui montrer de loin son bébé, qu’elle tenait dans ses bras. Dans une dernière lettre à ma mère, mon père lui demande de faire circoncire le bébé, Marcel Haïm, ce qu’elle fera.

Ma mère, Zelda se méfiait d’une voisine qui n’était pas méchante, mais qui buvait beaucoup et était souvent saoule. Et nous respections les grandes fêtes à la maison, même si nous n’étions plus très religieux depuis que mon père avait été arrêté. Mais en cette fin de printemps 1942, la situation était devenue trop dangereuse. Commence une nouvelle mission: se cacher, ne pas se faire prendre, et … rester loin de ma mère et de mon jeune frère.

Eliezer Eskenazi, déporté par le convoi numéro 3 du 22 juin 1942
Eliezer Eskenazi, le père de Mireille, déporté du Camp de Drancy, par le convoi numéro 3 du 22 juin 1942.

Enfant cachée

J’ai été cachée dans trois endroits différents avec mes deux frères : Michel, alors âgé de 6 ans, et Maurice qui avait 3 ans. Ma mère connaissait une certaine Madame Breton qui faisait partie d’une association cachant de jeunes enfants.

D’abord à Pavillons-Sous-Bois, en Seine Saint-Denis, dans une famille catholique, sous le nom d’EZQUAR. Mes faux papiers ne tempéraient pas ma crainte d’être reconnue ou dénoncée, comme cette fois où je sortis un petit cahier sur lequel était écrit mon véritable nom. Durant l’été 1942, mon oncle Léon est venu nous voir pour prendre de nos nouvelles. C’est là que j’ai appris que mon père toujours vivant deux mois plus tôt avait été déporté depuis Drancy. Ensuite, par un garde-champêtre, et enfin, dans le Loir et Cher, chez Madame MINIOU et ses filles.

Pendant ce temps, ma mère a réussi à se cacher avec mon jeune frère, Marcel, pendant près d’un an chez des voisins de palier : Monsieur et Madame BOXTAL. C’est grâce à eux qu’ils ont été sauvés.

Reconstruction

En 1945, les premiers survivants des camps d’extermination arrivent à l’hôtel Lutetia à Paris. Il y avait des listes de noms, nous étions à la recherche des nôtres qui avaient été déportés, nous espérions les retrouver ou avoir de bonnes nouvelles. Cela a duré des semaines.

Dès l’âge de quinze ans, je me suis mise à travailler. Puis je me suis mariée à Joseph, en la mairie du XVIIIe arrondissement et à la Synagogue de la Roquette, dans le XIXe arrondissement de Paris. Joseph est né en Algérie et vient d’une famille religieuse. Je suis devenue plus pratiquante par son mérite. Je garde les traditions culinaires turques de ma mère et j’ai adopté les coutumes de son mari. Je crois en D’ieu, même après tout ce que nous avons traversé. J’ai deux enfants, Sandrine et Lionel. Mon frère Marcel est devenu le président du Conservatoire Historique du Camp de Drancy, et de l’Amicale des Anciens Internés, Déportés et Familles du Camp de Drancy. C’est sous sa nouvelle présidence, que lui et Maurice Berengolc ont rajouté la mention « Familles » à l’intitulé de l’association en 1997. Mon frère Michel s’est fait tatouer le matricule de notre père sur son bras, en souvenir de la déportation.

Mr et Mme Boxtal ont reçu, à titre posthume, la médaille des Justes des Nations, le 6 juin 2002 et la famille a pu y assister. Malheureusement sans ma mère, décédée en 1994, ni mon frère Marcel, décédé prématurément un mois plus tôt.

Ma famille maternelle est restée en Turquie, et j’ai eu l’occasion d’aller en Turquie avec ma fille qui souhaitait mieux connaître le pays de ses grands-parents.

Aujourd’hui encore, je ressens une douleur au ventre quand j’entends parfois un bruit dans la cage d’escalier ou que des gens parlent le verbe haut.  Cela continue de me rappeler les arrestations. Je me retrouve alors sur les lieux de mon enfance. Mais il est important de continuer à rappeler ce qu’il s’est passé, et plus personnellement, d’honorer la mémoire de mes parents.

Note : Ce témoignage a été recueilli à l’aide d’Aaron Aiache, de Samuel Assous et d’Enzo Bonan, en partenariat avec la direction, le corps enseignant et les élèves de la classe de 4ème B du collège et lycée Georges LEVEN. Il fût intégré en 2011 au programme la Fondation CASIP-COJASOR "De bouche à oreille", réalisé par le Service Sépia et Survivants de la Shoah. 

Mireille Marie Tordjman a été un membre actif du Conservatoire Historique du Camp de Drancy, et de l’Amicale. Elle nous a quittés en 2022. Son témoignage est également un moyen de lui rendre hommage.

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